La première partie de ce texte a fait partie de Des mots, une histoire 92.
Nous sommes en 1906, chez le député-maire d’une petite ville de Province.
– C’est un grand jour !
Charles-Marie frappait dans ses mains, autant pour appeler les domestiques à se réunir autour de lui que pour se convaincre de la réalité de cette journée. Il en avait presque le vertige : il recevait aujourd’hui Hugo et Elisabeth de Nanterry, et si tout se passait comme lui et Hugo le souhaitaient, la fin de la journée verrait la proclamation officielle des fiançailles entre Antoine de Nanterry et Claire Liénart.
Charles-Marie avait donné ses ordres, et chargé Eugénie, sa confidente… pardon, sa gouvernante de veiller à ce que tout se passe bien. Il avait le souvenir de quelques repas particulièrement houleux.
Autant dire qu’il se souvenait de ses propres fiançailles.
Les premières.
Depuis des années, les Liénart et les Flandrin étaient rivaux, briguaient les mêmes postes, convoitaient les mêmes terres. La mort de Georges Liénart avait plongé Augustin Flandrin dans une joie intense – s’il avait pu se douter que c’était Marie Liénart sa force, son guide, il ne se serait pas réjouie si vite. En fait, il avait même très rapidement déchanté, au point qu’une trêve avait été signée et, pour marquer à jamais l’alliance entre les deux familles, l’union entre Charles-Marie, unique fils survivant, et Jeannette Flandrin avait été décidée.
Pourtant, très vite, Marie Liénart avait eu des doutes quant à cette union. Une intuition. Une fulgurance qui ne saurait s’expliquer.
– Si cette union ne devait pas avoir lieu, en serais-tu chagriné ?
– Bien sûr que non !
Cri du cœur.
– Pourquoi veux-tu rompre ce futur mariage ?
Elle ne pouvait le lui expliquer puisqu’elle-même ne pouvait se l’expliquer. Elle était simplement rassurée que son fils ne se soit pas épris de Jeannette Flandrin.
Charles-Marie était amoureux. Oui. Il savait ce qu’était l’obsession amoureux, les égarements de la passion – il savait aussi que son amour était sans espoir. Ils n’appartenaient pas au même milieu, même s’il la voyait tous les jours. Et elle était mariée. Elle avait trois enfants. Elle était trop lucide pour ne pas savoir que les délicieux moments qu’ils avaient passés ensemble était tout ce qu’il y aurait entre eux.
Tout ? A voir.
L’automne était arrivé. Avec lui, un événement atroce – la mort de maître Flandrin, lors d’une partie de chasse. Le mariage avait été repoussé d’un an, pour respecter le deuil de la famille. Un mois plus tard, on frappait à la porte, en pleine nuit. Marie Liénart avait ouvert elle-même la porte, devant elle se trouvait Flandrin Fils, le docteur Thévenin, et d’autres notables. Ils semblaient très gênés.
– Madame Liénart, dit Pascal Thévenin en se découvrant, je suis désolé de vous déranger ainsi en pleine nuit, savez-vous où se trouve votre fils ?
– Ici même ! s’exclama Charles-Marie. Il descendit l’escalier avec toute la dignité que lui permettait sa petite taille, sa maigreur et son manque de sommeil. Que se passe-t-il messieurs, et pourquoi troublez-vous le repos de ma mère ?
Jules Flandrin murmura des paroles inintelligibles à l’oreille de Pascal Thévenin qui lui répondit :
– Vous voyez bien. Il faut cesser cette folie.
– Mais enfin, pouvez-vous vous expliquer ? s’exclama Marie Liénart.
– Jeannette Flandrin a disparu. Elle a laissé une lettre disant qu’elle partait avec son bien-aimé, et nous avons cru…
Le feu était monté aux joues de Charles-Marie Liénart.
– Messieurs, je vous sais gré de m’annoncer ici mon infortune. Pour quelles raisons aurais-je soustrait à l’amour de sa famille ma légitime fiancée ?
– Je vous l’avais bien dit ! murmura Pascal Thevenin.
Le scandale fut immense, les rumeurs intenses, et Jules Flandrin vécut un véritable calvaire pendant des années. Puis, on oublia, il ne fut plus question de la trop belle Jeannette Flandrin.
En revanche, son frère n’eut de cesse d’alimenter la rivalité entre les Liénart et les Flandrin pendant les vingt-cinq années qui suivirent. Force était de constater que ses efforts ne portaient pas leur fruit – pour jouer à ce petit jeu, il faut être deux.
– C’est un grand jour !
Et il était passé si vite. Après le déjeuner de fiançailles, Charles-Marie avait tenu à faire découvrir sa belle ville au Nanterry. Et il avait fallu qu’ils croisent la famille Flandrin au grand complet – maître Flandrin, madame Flandrin, et leur huit filles – contrairement aux Liénart, les Flandrin n’avaient aucune difficulté à concevoir un enfant, ils avaient simplement des difficultés à avoir un fils. Les échanges avaient été courtois et glacials. Bien sûr, à peine étaient-ils rentrés qu’Hugo de Nanterry s’étonna de cette hostilité ouverte. Charles-Marie raconta tout, absolument tout – quand on a rien à cacher, pourquoi jouer sur le mystère ?
– Nous avons tous un Flandrin autour de nous. Le mien se nomme Julien de Radeval, et son mauvais souvenir est lié à un mariage.
Ma jeune sœur Elisabeth était fiancée à Julien. Elle était amoureuse de lui, j’en suis certain. Ils avaient dansé avec une telle complicité à leurs fiançailles que s’en était presque – et je parle ici de ma sœur – érotique.
Le temps des noces arrivait trop lentement aux yeux d’Elisabeth, mais elle sut se montrer patiente et raisonnable. Comme la famille de Radeval venait de loin, ils vinrent dormir au château la veille du mariage. Seul Julien était logé chez les Vaudreuil, nos proches voisins.
Je fus réveillé à deux heures du matin, bien contre mon gré. Le marié n’était pas rentré ! On ne voulait pas encore réveiller mes parents, car on soupçonnait … on imaginait… Le rouge me monta aux joues, et je dus réveiller ma sœur Clémentine afin qu’elle aille elle-même constater si notre jeune sœur dormait seule, ou non. Je m’écriai que si tel était le cas, je jetterai moi-même Julien de Radeval par la fenêtre. Qu’on mette en doute la vertu de Julien, soit, qu’on suspecte ma sœur…
Un silence se fit, que Charles-Marie Liénart ne rompit pas. Leur parvenaient simplement les bavardages
En fait, je ne dus réveiller personne, Clémentine et Elisabeth papotaient allègrement en dépit de l’heure tardive.
Clémentine prit les soupçons qui pesaient sur l’innocence de notre sœur encore plus mal que moi. Elle resta près d’elle, ma mère la rejoignit, et nous organisâmes une battue dans la forêt alentours.
Nous le retrouvâmes, la tête ensanglantée. Vivant. Il resta plusieurs jours entre la vie et la mort. Quand il fut enfin sauvé, ce fut pour déclarer qu’il ne se souvenait de rien, comme si un gouffre avait englouti tous les jours passés. Il ne se rappelait même plus avoir été fiancé à ma sœur.
– C’est dément !
– Vous ne savez pas le pire : il affirme, lui qui est amnésique, que c’est moi qui l’ai agressé, parce que j’étais jaloux de lui. Ce que j’ai imprudemment dit s’était retourné contre moi. On n’a jamais retrouvé celui ou ceux qui l’ont attaqué.
– Et … votre soeur ?
– Elle a eu du mal à surmonter cette épreuve, elle a même songé à prendre le voile. Heureusement, elle n’en a rien fait. Elle a épousé Louis de Carduel, le frère d’Elisabeth, ma tendre compagne. Si vous le croisez, ne lui parlez pas de Julien de Radeval, il rêve de le plonger dans les douves de Carduel, pour lui faire payer le mal qu’il a fait à ma soeur.
Elisabeth de Carduel née Nanterry, Elisabeth de Nanterry née Carduel… les réunions de famille ne s’annonçaient pas simples !