Retour à Reims de Didier Eribon

édition Fayard – 247 pages

Présentation de l’éditeur :

Après la mort de son père, Didier Eribon retrouve son milieu d’origine avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant. Il décide alors de se plonger dans son passé. S’attachant à retracer l’histoire de sa famille et la vie de ses parents et grands-parents, évoquant le monde ouvrier de son enfance, restituant son parcours d’ascension sociale, il mêle à chaque étape de son récit les éléments d’une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabrication des identités, la sexualité, la politique, les partis, la signification du vote, etc.

Mon avis :

J’ai voulu lire ce livre après avoir vu le documentaire éponyme, que j’avais trouvé particulièrement éclairant sur la condition ouvrière mais aussi sur l’éducation. Il se trouve que ce livre était dans ma bibliothèque, un de ces livres dont je me demande comment il est arrivé là (je table sur les petits lutins, même si je sais très bien que ce n’est pas crédible).

Didier Eribon retrace son parcours, celui de ses parents, sans fards, sans se faire de cadeaux. Ce qu’il a fait, ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il regrette aussi, lui qui a choisi de couper les ponts avec ses parents, avec ses frères, et qui s’interroge sur le fait de « revenir à Reims », après le décès de son père. Ecrit ainsi, je ne retranscris pas du tout la complexité de la pensée de Didier Eribon. Je ne retranscris pas son analyse du milieu dans lequel il a grandi, où la violence est quotidienne, ce que je qualifierai de « violence ordinaire », celle que l’on ne voit pas, que l’on ne veut pas voir, qui est « privée », violence exercée sur le corps et le mental des femmes et des enfants. Violence qu’il ne justifie pas : il montre les mécanismes qui peuvent expliquer comment l’on n’en arrive là. Il est question aussi de la violence exercée sur le corps des ouvriers, qui porteront les traces des travaux qu’ils ont effectués, traces qui ne feront que s’accentuer inexorablement en vieillissant, « traces » qu’il vaudrait peut-être mieux que je nomme « séquelles », ou « usure précoce pour cause de travail pénible ». La pénibilité au travail a fait débat lors de la réforme des retraites, et certains penseurs politiques nous ont alors asséné leur diagnostique : si un métier est si pénible que cela, alors il faut en changer quand il devient trop dur. Simple. Facile. A dire mais pas à faire.

Le racisme et l’homophobie sont deux autres thèmes qui sont abordés. Didier Eribon rappelle que certains partis « de gauche » ont pu avoir des propos racistes, pour ne pas dire plus. Il démontre aussi que, contrairement à certaines idées reçues, les ouvriers ne votaient pas tous à gauche, mais un bon tiers vote à droite. Il montre aussi le glissement du vote de gauche vers le vote à l’extrême-droite, expliquant les techniques par lesquels ces hommes et femmes politiques les ont attirés vers ce parti, profitant il est vrai du désintérêt des politiques pour eux. Enfin, si tant est qu’ils se soient réellement intéressés un jour au sort des ouvriers. Il nous rappelle que l’autre, l’étranger, a toujours focalisé le mépris, la haine, il est « le bouc émissaire », et ce, déjà, au XIXe siècle, quand des ouvriers italiens sont arrivés en France. Quant à l’homophobie, si je devais écrire une appréciation, je dirai qu’elle est constante, normalisée, banalisée.

En ce qui concerne l’éducation (nationale), je sens que certains ne vont pas apprécier ce que je vais dire. Pourtant, l’éduc nat, je suis dedans depuis l’an 2000. Et ce que Didier Eribon écrit, je l’ai constaté quand j’étais élève. En ces années 80 finissantes, dans le collège où j’étais, l’on ne retenait pas vraiment les élèves dans le système éducatif. Certains quittaient le système scolaire dès la fin de la cinquième – et pas de leur plein gré. Pour nos professeurs, faire des études longues, c’était avoir le bac (combien nous l’ont dit ? Je n’ai pas compté). Enfin, sauf pour les filles, parce que nous serions toutes maman à 18 ans. Bref, certains professeurs cachaient à peine le mépris qu’ils éprouvaient pour nous. Et quand Didier Eribon dit qu’on ne lui a jamais parlé des classes préparatoires, je le rassure, c’est un constat que j’ai fait quand j’ai commencé à enseigner : aucun d’entre nous (=les professeurs du collège où j’enseignais) n’en avaient entendu parler pendant ses années collège et lycée. Rassurant ? Non, pas vraiment.

Certains disent aimer les livres de Didier Eribon et pas ceux d’Annie Ernaux. Pourtant, Didier Eribon se réfère souvent à cette autrice normande, dont il partage les origines, les études, et le sentiment de honte quand ils évoquent tous deux le milieu dont ils sont issus. Quand j’étais prof stagiaire, l’un des formateurs nous disait à quel point il exécrait Annie Ernaux – parce qu’elle osait dire ce qu’elle ressentait. Et tous les fils et filles d’ouvriers présents d’en ajouter une couche : « moi je n’ai pas honte ». Certes. Peut-être (là, je parle dans mon cas, trois de mes quatre grands-parents étaient ouvriers) mais mes grands-parents aimaient lire, aimaient aller au théâtre, aimaient la musique, et transmettaient cet amour à leurs enfants. Pourquoi devrai-je avoir honte ? A l’adolescence, mes parents, chacun de leur côté, ont voulu me faire lire les œuvres qui avaient enchanté leur propre adolescence – Anatole France et Emile Zola pour ma mère, Balzac et Diderot pour mon père.

Alors, un avis est forcément personnel. Je ne regrette pas d’avoir découvert cette oeuvre qui interroge autant.

4 réflexions sur “Retour à Reims de Didier Eribon

  1. Comme toi, je l’ai acheté après avoir vu le film, que j’ai beaucoup aimé. Je suis moi-même fille d’ouvrier, et j’ai retrouvé dans le documentaire beaucoup d’aspects de mon enfance, c’est sans doute une des raisons pour lesquelles il m’a autant touchée.
    Je ne sais pas si on peut parler de honte pour Annie Ernaux, je trouve qu’elle met aussi beaucoup de tendresse dans la manière dont elle évoque ses parents et son milieu d’origine.
    Pour en revenir au récit, j’attends avant de le lire car je prévois, après l’activité sur les Minorités ethniques, qui se termine en fin d’année, d’en lancer une nouvelle sur le monde ouvrier et le monde du travail.. à voir !

  2. Moi aussi, je viens de ce milieu ouvrier. Mes enfants me surnomme la « transfuge de classe » … Mais si Annie Ernaux m’ennuie profondément, ce n’est pas parce qu’elle évoque cette honte ( que je ne ressens pas du tout, pour ma part, c’est plutôt un non sujet) mais parce que je trouve que ses romans sont très autocentrés. Je sais bien que c’est logique de nourrir son oeuvre de sa biographie, mais disons que parfois, ça tourne en boucle fermée. Paradoxalement, ce retour à Reims m’intéresse, parce que si j’ai bien compris, ce n’est pas un roman ?

  3. J’avais lu ce livre au moment où Édouard Louis, qui revendique son amitié avec Didier Eribon, faisait la Une, et préféré commencer par le maître avant l’élève. Venue moi aussi de famille ouvrière, devenue prof de lettres classiques par la suite, je m’agace de l’abus de l’emploi de transfuge de classe de certain(e)s. Mon père lisait beaucoup, on m’a toujours encouragée dans mes études…
    En ce qui concerne les classes préparatoires c’est un étudiant rencontré par hasard qui m’en a parlé, au lycée personne n’y faisait allusion et pourtant j’avais atterri dans le lycée classique de la ville préfecture. C’était les années 80 aussi.

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